QUELS STRABISMES RÉÉDUQUE-T-ON ACTUELLEMENT?
Christiane BONGARD
(Lyon )
INTRODUCTION
Je voudrais vous expliquer en quelques mots les raisons qui nous ont amené à choisir ce sujet, et pourquoi nous aimerions en discuter ensemble, le problème posé étant : quels strabismes rééduque-t-on encore ?
Il existe des différences très importantes au niveau des indications selon les lieux, les personnes et les écoles, Au cours dune même consultation, il nest pas rare de voir pour avis, un enfant de 18 mois avec strabisme constant depuis lage de 3 mois, proposé pour une chirurgie précoce afin de récupérer une vision binoculaire, ou au contraire des strabismes intermittents, ou layant été, laissés sans rééducation alors que lon peut tout espérer. Il nest pas rare non plus de voir, même des adultes ayant été opérés ou non, à qui on a proposé une rééducation sur correspondance rétinienne anormale, ou qui plus grave, lont eu, et où le seul résultat a été le développement dune diplopie gênante.
Entre toutes ces options, lesquelles nous paraissent réellement justifiées? Je crois quil nest pas possible de sentendre
- si nous ne définissions pas la vision binoculaire
- si nous ne connaissons pas son développement.
Cest pourquoi je vais développer ces deux points, et vous donner notre position avant dentamer la discussion,
I - DÉFINITION
Sous le même vocable, on peut aussi bien parler de vision binoculaire, et de lien binoculaire. Ce sont pourtant deux choses différentes.
1) Nous garderons le nom de VISION BINOCULAIRE à la vision binoculaire NORMALE, répondant à des critères précis : il sagit de sujet orthophorique ou hétérophorique, dont les deux maculas sont des points correspondants.
Ces sujets doivent être phoriques à lexamen sous écran, mais aussi à la prise dacuité visuelle binoculaire10/10 de loin et P2 de près à 30 cm.
On doit trouver au synoptophore une amplitude de fusion en adduction et en abduction sur CRN, et vision stéréoscopique.
Enfin une vision stéréoscopique de 120" dans lespace.
2) Dans les autres cas, nous parlerons de lien binoculaire, pour dautres dunion binoculaire, de binocularité,
Que cachent ces termes?
À lexamen sous écran rapide, on a limpression que le sujet contrôle sa déviation, mais le plus souvent ce contrôle est incomplet, et il persiste toujours un petit angle.
Les examens au verre rouge ou aux verres striés montrent une CRAn parfois harmonieuse, ou une neutralisation.
Au synoptophore :
- soit CRN avec PS à langle objectif mais la fusion possible en adduction devient subjective en abduction, ou montre une neutralisation en abduction
- soit CRA avec souvent un angle subjectif différent de langle objectif toujours une fusion subjective.
- vision stéréoscopique pour les grands tests.
Dans lespace
- parfois ébauche de vision stéréoscopique aux tests faciles, type mouche de WIRTH, mais le plus souvent rien au TNO ou au LANG.
- Sil existe une CRA réelle avec neutralisation alternante, sans aucune fusion subjective, il est évident que nous concluons au manque total de binocularité.
Ces correspondances rétiniennes sont labiles; se modifiant selon les conditions visuelles, les conditions motrices et la chirurgie.
Voyons maintenant comment se développe la vision binoculaire.
II - DÉVELOPPENENT DE LA VISION BINOCULAIRE
Les travaux récents des physiologistes montrent que la période critique dinstallation de la vision binoculaire est beaucoup plus courte que la période dinstallation de lacuité visuelle, Elle va du 3ème au 6-8ème mois. Tout le monde admet que le nouveau-né possède un potentiel génétique de binocularité, qui se développera rapidement sil ne rencontre pas dobstacle, doù nécessité de lintégralité des voies visuelles.
Les communications de MOHINDRA-JACOBSON et HEAD en 1983 le prouvent : sur 5 nourrissons avec cataracte congénitale bilatérale:
- 3 sont opérés des deux yeux avant la 6ème semaine avec port dune correction entre les deux interventions; ils nont ni strabisme ni nystagmus.
- pour les 2 autres: 1 avait un EG qui na pas permis une chirurgie précoce :
strabisme à la 24ème semaine, nystagmus à la 27ème semaine, Lautre vu à la 10ème semaine sans strabisme ni nystagmus, chirurgie différée par la famille à la 15ème semaine, le strabisme apparaît, et le nystagmus à la 16ème.
Comme le dit Monsieur VITAL-DURAND: "il existe une interaction entre le message génétique: structure rigide, et lexpérience visuelle, Cest lenvironnement qui sculpte la fonction normale et selon la plasticité du système".
Schématiquement:
- Entre la 2ème et la 4ème-semaine de la vie.
* apparition du réflexe de fusion
* distinction dun objet mobile avec perfectionnement du réflexe de fixation
* perfectionnement de la coordination binoculaire avec réflexe de fusion
* APPARITION DU RÉFLEXE OPTO-CINÉTIQUE de type I par sollicitation temporo-nasale
- De la 4ème à la 10ème semaine:
* la coordination binoculaire se perfectionne avec réflexe de convergence
* entre la 5ème et la 7ème semaine: laccommodation apparaît dabord sur un il, puis sur lautre, tandis quelle se perfectionne sur le premier.
Les communications de HIRCH et HEAD 1983 prouvent ces données par létude des sommations binoculaires par projections lumineuses: létat du diamètre pupillaire donne létat des vergences (réflexe accommodation-convergence). Le diamètre pupillaire est plus petit les deux yeux ouverts en binocularité, que si on illumine un seul il. Le pouvoir daccommodation mesuré par la photoréfraction, les PEV et la rétinoscopie dynamique, est de 5 dioptries à 19 semaines dage réel.
- Au 3ème mois.
Le réflexe de fusion est établi, Sur la base de tous ces réflexes, la vision binoculaire va se développer, avec une vision stéréoscopique, qui, entre le 6ème et le 8ème mois, va atteindre 1 darc, cest à dire peu différente de celle de ladulte, Cette étude est faite par la méthode du regard préférentiel, le nourrisson ayant des lunettes polarisées recherche le test en vision stéréoscopique. Il existe une correspondance entre les ages de début de la réponse pupillaire aux sommations, et 1 age de début de la vision stéréoscopique. Une fixation bifovéale nest pas suffisante pour obtenir une vision stéréoscopique, il faut que les voies visuelles à travers lesquelles les signaux des deux yeux vont converger, aient poursuivi leur maturation,
Une expérimentation involontaire a été faite au GABQN les enfants sont élevés assez tardivement sur le dos de leur mère, et ne peuvent regarder que dun il à la fois, Les étudiants en architecture moderne avaient des problèmes, et on sest aperçu quils navaient pas de vision stéréoscopique. Ils font appel à des architectes élevés dans des ethnies où les nourrissons sont portés sur les hanches,
- Enfin au 5ème mois:
Après lapparition de la binocularité bifovéale, le réflexe optocinétique de type II en stimulation naso-temporale apparaît.
Nous savons donc quentre le sixième et le huitième mois, la vision binoculaire et la vision stéréoscopique sont établies, mais vont encore se perfectionner.
Nous savons aussi, grâce aux expériences de déprivation monoculaire chez lanimal, bien connues depuis HUBEL et WIESEL, et encore étudiées, quune déprivation monoculaire entraîne une altération des cellules corticales et du corps géniculé latéral, Les cellules commandées binoculairement deviennent fortement monoculaires avec dominance de lil non occlus, Une inversion de la déprivation pendant la période critique, entraîne une inversion de la situation: lil dominé devient dominant, mais les cellules binoculaires elles, ne retrouvent pas leur binocularité,
Chez lanimal, il semble quaprès la 9ème semaine, la plasticité du système binoculaire soit terminée, Chez lenfant, on ne peut donner de date précise, mais on peut admettre:
- quun strabisme constitué et constaté avant 8 à 10 mois, ne peut avoir de vision binoculaire normale,
- quun strabisme apparu après 2 ans a de fortes chances de binocularité,
- quentre 1 et 2 ans, ce sont les conditions dapparition (intermittence, torticolis, syndrome A ou V) qui feront le pronostic binoculaire,
Nous avons actuellement la chance de voir les strabismes au début, mais ils arrivent parfois déjà soignés, doù limportance de noter sur le carnet de santé nos constatations et de faire des photos,
III - Nous basant sur ce que nous savons, QUELS STRABISMES SONT DONC ENCORE À RÉÉDUQUER, et QUELLE VISION BINOCULAIRE POUVONS-NOUS ESPERER ?
1) STRABISMES DIVERGENTS
* Vus avant 6 ou 7 ans :
A - INTERMITTENTS :
Surveillance au début, et si augmentation, prismes de préférence aux concaves, Si les concaves sont indispensables, chiffres légers.
B - STRABISME FIXE:
Sans contrôle; prismes
Rarement binocularité, car élément vertical associé.
Chirurgie assez précoce, en particulier sur la verticalité, puis essai de prismes en attendant lâge orthoptique.
* Vus après 7 ans :
Chez lenfant, si les prismes supprimés, le strabisme persiste avec une vision binoculaire insuffisante, on installe une rééducation orthoptique, jusquà normalisation des correspondances rétiniennes dans lespace et notion de diplopie.
En même temps, on développe lamplitude de fusion en travaillant essentiellement jusquà langle objectif pour obtenir des correspondances rétiniennes normales avec PS à cet angle.
Chez le grand adolescent ou ladulte, nous faisons toujours des séances diagnostiques, surtout si le strabisme a été intermittent à un moment donné de la vie. On a souvent la bonne surprise de trouver une ébauche de vision binoculaire et le traitement se déroule, en même temps, dans lespace et au synoptophore.
Lécueil à éviter est de faire trop travailler le contrôle en négligeant le travail dans lespace et à langle objectif. On a de très bonnes fusions au synoptophore et un strabisme fréquent de loin dans la vie courante sans diplopie, ni contrôle. Dans ces conditions, la chirurgie peut être suivie dune récidive du strabisme, Mais si le strabisme a été intermittent au début, et si le traitement orthoptique est bien conduit, on doit obtenir avec ou sans chirurgie selon langle, une guérison avec vision binoculaire normale,
C - EXOTROPIES POST-OPÉRATOIRES :
Prismes, concaves et rééducation sil existe une vision binoculaire normale, mais dans certains cas difficiles avec diplopie, on rééduque sur un lien binoculaire.
2) STRABISMES CONVERGENTS
A - Les ésotropies variables, essentiellement, où il faut distinguer les formes précoces des formes tardives,
a) Formes précoces, où nous nous aidons souvent du tambour optocinétique une hypoexcitabilité du réflexe naso-temporal précocité dapparition.
- Formes labiles de blocage avec nystagmus manifeste latent (NML) diagnostic fait sur lexamen clinique et lhypoexcitabilité opto-cinétique. Inutile de rééduquer chirurgie vers 3 ans pour obtenir un lien binoculaire,
- Esotropies sans NML: si létat esthétique est très médiocre chirurgie. Si on peut temporiser: examen sensoriel: sil montre un lien binoculaire, nous les assimilons au strabisme accommodatif partiel dont nous reparlerons.
b) Formes tardives
- Accommodatif typique: toujours examen orthoptique pour vérifier quil existe réellement une acuité visuelle binoculaire avec 10/10 de loin et Pa2 de près, et vision stéréoscopique dans lespace. Si lamplitude de fusion est correcte, pas de traitement: vision binoculaire normale,
- Accommodatif atypique toujours orthoptique, si la fusion est médiocre et double-foyer. Lorsque lenfant grandit, à nouveau orthoptique pour la diminution et lablation des double-foyers.
Suppression des double-foyers progressive et assez tardive: vision binoculaire normale,
- Accommodatif partiel: on trouve un lien binoculaire avec fusion subjective sur un petit angle. Lorthoptique donne des résultats peu valables; souvent double-foyers pour faire passer le lien binoculaire en vision de près, en attendant la décision de chirurgie.
B - Les ésotropies constantes
a) apparues avant 8 à 10 mois: traitement classique de lamblyopie et chirurgie vers 2 à 3 ans en intervenant sur lélément vertical sil existe: après chirurgie, soit neutralisation qui persiste, soit lien binoculaire qui sinstalle spontanément. Jamais de rééducation orthoptique inefficace et pouvant amener une diplopie. Il ne peut exister de vision binoculaire normale.
b) Esotropies ayant une position de torticolis (nous ne parlons pas des ésotropies avec NML). Le plus souvent ésotropies avec syndrome alphabétique A ou V.
- chez le tout petit enfant, sil existe une position torticolis, nous évitons tout traitement qui puisse la perturber (occlusion totale, pénalisation brutale) pour laisser se développer la binocularité,
- si cette position disparaît à un moment donné, chirurgie rapide (horizontale et verticale) pour essayer de sauver la binocularité, qui est le plus souvent un lien binoculaire,
- si lenfant garde son torticolis, dés que lexamen subjectif est possible; nous faisons quelques séances diagnostiques pour tester les possibilités binoculaires et si nécessaire temporiser pour lintervention, afin de faire une rééducation pré-opératoire.
Mais le plus souvent, une vision binoculaire réellement normale nexiste pas, et la fusion est subjective. Il est donc inutile de rééduquer et dattendre pour la chirurgie, surtout sil existe un élément vertical. Le lien binoculaire trouvé dans la position de torticolis passera de lui même en position primaire après le geste opératoire.
Dans tous ces cas, notre position est formelle: nous préférons laisser au patient une fusion subjective avec une zone de neutralisation confortable plutôt quune CRN avec très mauvaise fusion sans neutralisation, avec une diplopie gênante.
3) STRABISMES VERTICAUX
- post-traumatiques : rééducation si nécessaire avec prismes ou chirurgie.
- congénitaux : rééducation prudente. Nous trouvons souvent une correspondance rétinienne normale avec une petite fusion et une neutralisation, Nous préférons rééduquer en post-opératoire, car il nest pas certain que la chirurgie amènera une orthophorie dans toutes les positions du regard. Il sagit de cas despèce où la décision est nuancée,
CONCLUSION
Pour la clarté de lexposé, nous avons schématisé à lextrême ce qui, en réalité, est difficile à classer, Chaque strabisme pose un problème différent, et cest à lorthoptiste de choisir, en conscience, ceux quelle est susceptible daméliorer.
(Dernière mise à jour de cette page le 28/05/2006)