CHANGEMENTS DANS L’ASTIGMATISME APRÈS CHIRURGIE DU STRABISME


M. BARTIER & A. PUTTEMAN
(Bruxelles)

INTRODUCTION
En 1936, Don Marshall (1) attirait, pour la première fois, l’attention sur le fait que des interventions sur les muscles extra-oculaires peuvent provoquer des altérations dans l’astigmatisme. Il a fait celle constatation chez 60 % des yeux opérés dans une étude portant sur 55 patients. La plupart de ces altérations étaient transitoires, mais dans quelques cas elles étaient permanentes.

Ces résultats ont été confirmés en 1980 par Thompson et Reinecke (2). Selon le type d’intervention, ils ont trouvé des changements dans l’astigmatisme chez 22 à 75 % des patients. Ils constataient rarement un changement dans l’axe de l’astigmatisme. Eux aussi trouvaient que les altérations étaient le plus souvent transitoires (elles disparaissaient au bout de 2 à 4 mois), mais dans quelques cas elles persistaient pendant plus de 6 mois et nécessitaient une adaptation de lunettes.

En 1985, A. Fix et J. Baker (3) ont constaté des altérations importantes (>1 D) et permanentes de l’astigmatisme chez seulement 2 % d’une série de patients en dessous de 18 ans, et chez 25 % d’une série de patients de plus de 18 ans. Il ne s’agissait que des changements persistants pendant plus d’un an après l’intervention. Pour expliquer la différence d’incidence entre les 2 séries, les auteurs ont postulé que l’élasticité sclérale et cornéenne, plus grande chez l’enfant, favoriserait la conservation du caractère sphérique du globe oculaire. Chez l’adulte, par contre, un changement des forces exercées sur l’œil provoquerait une distorsion plus importante parce que les structures seraient moins élastiques.

En 1986, B. Kushner a publié la première étude concernant les modifications de l’axe de l’astigmatisme, en corrélation avec des interventions chirurgicales sur les muscles obliques. Son étude portait sur 14 patients avec un astigmatisme préopératoire de 2 D ou plus et qui ont tous subi une intervention isolée sur un muscle oblique d’un ou des deux yeux.

Dans tous les cas, il a trouvé un changement dans l’axe de l’astigmatisme de 7 à 15 %. Ces changements d’axe apparaissaient tôt après l’intervention et étaient permanents. Après une récession du muscle petit oblique, il trouvait une intorsion moyenne de 10%.

MATÉRIEL ET MÉTHODE
Dans cet article, nous rapportons les résultats d’une étude prospective portant sur 46 patients entre 2,5 et 63 ans, ayant subi une intervention pour strabisme entre août 1987 et avril 1988. Toutes les interventions ont été effectuées par le même chirurgien et consistaient en une combinaison des techniques suivantes :

Nous avons, dans chaque cas, combiné la chirurgie des obliques avec une chirurgie d’un muscle droit en une seule intervention selon le principe du Docteur Gobin.

Tous les patients ont subi une réfraction préopératoire avec le réfractomètre automatique Topcon RM-A 6000 sans et avec cycloplégie (45’ après l’instillation de 2 gouttes de cyclopentolate 1 %). La réfractométrie a été complétée par une skiascopie classique sous cycloplégie et une mesure de l’astigmatisme cornéen avec le kératomètre de Javal. Des réfractométries postopératoires ont été effectuées sans cycloplégie à des moments variant entre 1 semaine et 8 mois après l’intervention. Douze patients ont subi une réfractométrie sous cycloplégie entre 3 et 6 mois après l’intervention.

POUR MÉMOIRE
L’astigmatisme est un vice de réfraction, dû à une différence dans le pouvoir de réfraction selon les différents méridiens du globe oculaire. L’astigmatisme peut être régulier ou irrégulier. On parle d’un astigmatisme régulier quand on trouve deux méridiens principaux, formant un angle de 90°, ayant l’un un pouvoir de réfraction maximum, l’autre minimum. Entre ceux-ci, les méridiens intermédiaires ont un pouvoir de réfraction variant progressivement entre les valeurs des méridiens principaux.

La plupart du temps, l'astigmatisme est d’origine cornéenne, lié à une inégalité des rayons de courbure selon les différents méridiens de la cornée. L’astigmatisme est dit "conforme à la règle" lorsque le méridien vertical est le plus réfringent (ayant le rayon de courbure le plus petit). Cet astigmatisme est corrigé par un verre cylindrique convexe (positif) dont l’axe se trouve à 90°. L’astigmatisme est dit "inverse" lorsque le méridien le plus réfringent est l’horizontal. Dans ce cas, la correction se fait à l’aide d’un cylindre positif avec son axe à 1800. On parle d’astigmatisme oblique lorsque les axes des méridiens principaux se trouvent à 15° ou plus des axes 90° et 180°.

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Des changements de l’astigmatisme (avec l’âge ou suite à une intervention) peuvent en théorie être provoqués par les facteurs suivants :

La chirurgie du strabisme peut donc influencer l’astigmatisme par des effets différents :

RÉSULTATS
Les résultats de la comparaison des réfractométries pré- et post-opératoires sont représentés schématiquement dans les tables 1 à 8.

1- Changements dans la valeur de l’astigmatisme
Dans la période postopératoire immédiate (1 à 3 semaines), nous n’avons trouvé de changements de cylindre > 0,75 dioptrie que dans 9 % des yeux. Le changement maximal était de + 1,50 dioptrie (augmentation d’un astigmatisme conforme à la règle; 1 patient). En moyenne, nous avons trouvé un changement de cylindre (valeurs absolues) de 0,31 dioptrie.

Dans 61 % des cas, il s’agissait d’une augmentation de l’astigmatisme conforme à la règle, et dans 22 % des cas d’une augmentation de l’astigmatisme oblique. Dans 13 % des cas, il s’agissait d’une diminution de l’astigmatisme oblique.

Les réfractométries postopératoires tardives (après 3 mois) ont montré des changements de cylindre > 0,75 dioptrie dans 15 % des yeux d’une série examinée sans cycloplégie et dans 12,5 % des yeux examinés avec cycloplégie. Les changements maxima étaient de 1 dioptrie sans cycloplégie et de 0,75 dioptrie avec cycloplégie, et les moyennes respectives étaient de 0,24 et 0,30 dioptrie.

13 yeux d’une série de 18 yeux ayant présenté un changement de cylindre > 0,50 dioptrie tôt après l’intervention ont également subi une réfractométrie tardive qui a montré que le changement de cylindre:

2- Changements dans l’axe de l’astigmatisme
Pour étudier les changements d’axe, nous avons sélectionné les yeux ayant déjà au moins 1 dioptrie d’astigmatisme avant l’intervention. Ceci parce que la détermination de l’axe d’un astigmatisme inférieur à 1 dioptrie nous a paru moins précise.

Nous avons considéré comme étant significatifs les changements d’axe d’au moins 10° chez un astigmatisme supérieur à 1 dioptrie. Ainsi, nous avons trouvé, dans la période postopératoire immédiate, des changements significatifs dans 25 % des yeux avec un astigmatisme > 1 dioptrie (7 sur 28).

Dans la période postopératoire tardive (après 3 mois), nous avons retrouvé un changement d’axe significatif dans 28 % (5/18) des yeux (avec un astigmatisme > 1 dioptrie) examinés sans cycloplégie. Dans la série de patients examinés sous cycloplégie, nous avons trouvé un changement d’axe significatif dans 18% (2/11) des yeux (avec 1 dioptrie d’astigmatisme).

Nous devons toutefois signaler ici que, en comparant les axes d’un patient déterminés sans et avec cycloplégie le même jour, nous n’avons pas trouvé de différence significative dans 94 % des cas. Il existe donc une bonne corrélation entre l’axe déterminé sans et avec cycloplégie.

Comme la plupart de nos patients ont subi une chirurgie du muscle petit oblique (symétrique le plus souvent), nous avons voulu analyser de quelle nature était le changement d’axe apparaissant tôt après l’intervention, et quel était le mouvement torsionnel que ces yeux ont présenté entre les périodes postopératoires immédiate et tardive.

Nous avons vu qu’une antéroposition tout comme une myotomie postérieure du muscle petit oblique provoquent aussi souvent une intorsion qu’une extorsion immédiatement après l’intervention. Celle torsion était en moyenne inférieure à 10°. Quant à la désinsertion et la récession, nous n’avons pas eu assez de cas pour pouvoir interpréter les résultats.

L’évolution des axes, entre les périodes postopératoires immédiate et tardive après chirurgie du muscle petit oblique, consistait en une extorsion dans 9 des 13 yeux que nous avons pu suivre (en moyenne 5,6° après une myotomie postérieure, et 9° après une antéroposition).

CONCLUSION
1- Des modifications importantes dans la valeur de l’astigmatisme ne se présentent que dans une petite minorité des yeux après chirurgie pour strabisme (9 à15 %). Les patients qui avaient déjà un astigmatisme important avant l’intervention peuvent néanmoins avoir besoin d’une adaptation de leur correction optique et doivent donc être suivis de près.

2- Nous pensons que la combinaison de la chirurgie des muscles droits horizontaux avec celle des muscles obliques, peut expliquer pourquoi nous avons trouvé si peu de changements dans les cylindres (par la compensation réciproque des influences sur la pression palpébrale).

3-L’étude de B. Kushner (4) a démontré que la récession du muscle petit oblique provoque toujours une intorsion. Nos résultats démontrent que l’antéroposition et la myotomie postérieure entraînent le plus souvent un mouvement d’extorsion à long terme, mais ces changements d’axe sont en moyenne inférieurs à 10° et auront donc peu d’influence sur l’acuité visuelle chez la plupart des patients.

RÉFÉRENCES
(1) D. Marshall - Changes in refraction following operation for strabismus. Arch. Ophtalmol. 15, p. 1020-1031, 1936
(2) W.E. Thompson, D. Reinecke - The changes in refractive status following routine strabismus surgery. J. Pediatr. Opht. Strabismus 17, p. 372-374, 1980
(3) A. Fix, J.D. Baker - Refractive changes following strabismus surgery. Am. Orthoptic Journal 35, p. 59-62, 1985
(4) B.J. Kushner - The effect of oblique muscle surgery on the axis of astigmatism. J. Pediatr. Ophtalmol. Strabismus 23.6, p. 277-280, 1986
(5) J.M. Badoche - L’intérêt du réfractomètre objectif dans le traitement de l’amblyopie strabique. J. Français d’Orthoptique 20, p. 157-i 62, 1988
(6) J.L. Bonnet - État actuel de la réfractométrie automatique. Ophtalmologie 2, p. 133-139, 1987
(7) J. Gwiazda, M. Scheiman,, I. Mohindra, R. Held - Astigmatism in children : changes in axis and amount from birth to six years. Invertigative Ophtalmology and visual Science, 25, p. 88-92, 1984.

TABLE 1 : Changements de cylindre dans la période postopératoire immédiate (1 à 3 semaines). Réfraction sans cycloplégie.

Changements de cylindre Nombre d’yeux %
1 à l,5dioptrie 3 5,5
0,75 dioptrie 2 3,7
0,50 dioptrie 13 24,1
0,25 dioptrie 21 38,9
0 15 27,8
TOTAL 54 100%

Changement de cylindre moyen (valeurs absolues) 0,31 D

TABLE 2 : Changements de cylindre dans la période postopératoire tardive (après trois mois) Réfraction sans cycloplégie

Changement de cylindre Nombre d'yeux %
1 dioptrie 2 4,9
0,75 dioptrie 4 9,8
0,50 dioptrie 8 19,5
0,25 dioptrie 12 29,3
0 15 36,5
TOTAL 41 100%

 Changement de cylindre moyen (valeurs absolues) 0,24 D

TABLE 3 : Changements de cylindre dans la période postopératoire tardive (après trois mois) Réfraction avec cycloplégie

Changement de cylindre

Nombre d'yeux

%

> 1 dioptrie

0

0

0,75 dioptrie

3

12,5

0,50 dioptrie

2

8,3

0,25 dioptrie

16

66,7

0

3

12,5

TOTAL

24

100%

Changement de cylindre moyen (valeurs absolues> 0,30 O

TABLE 4 : Changements d’axe dans la période postopératoire Immédiate (1 à 3 semaines). Réfraction sans cyclopiégie.

28 yeux avec > 1 D astigmatisme préopératoire
Changement d’axe moyen 6,4°
Changement d’axe maximal 20°
Changement d’axe de > 10° dans 25 % (7 sur 28)

Changement d’axe

Nombre d’yeux

%

2

7%

1 à 9°

19

68

10 à 20°

7

25

TOTAL

28

100%

 

TABLE 5 : Changements d’axe dans la période postopératoire tardive (après 3 mois). Réfractions sans cycloplégie.

18 yeux avec > 1 D astigmatisme préopératoire
Changement d’axe moyen : 6,7°
Changement d’axe maximal :21°
Changement d’axe de > 10° dans 28 % (5 sur 18)

Changement d’axe

Nombre d’yeux

%

1

5

1 a 9°

12

67

10 à 21°

5

28

TOTAL

18

100%

 

TABLE 6 : Changements d’axe dans la période postopératoire tardive (après 3 mois). Réfractions avec cycloplégie.

11 yeux avec > 1 D astigmatisme préopératoire
Changement d’axe moyen : 5,3°
Changement d’axe maximal :17°
Changement d’axe de > 10° dans 18 % (2 sur 11)

Changement d’axe

Nombre d’yeux

%

0

0

1 à 9°

9

82

10 à 20°

2

18

TOTAL

11

100%

TABLE 7 : Changements d’axe après chirurgie du muscle petit oblique astigmatisme > à 1 dioptrie.

  Intorsion

Extorsion

Pas de torsion

Intervention / Nb d'yeux

Nb d'yeux

Moyenne

Nb d'yeux

Moyenne

Nb d'yeux

Antéroposition 12

6

9,8°

5

8,6°

1

Myotomie Postérieure 8

4

5,8°

4

0

Désinsertion 1

0

-

1

0

Récession 2

2

2,5°

0

-

0

 

TABLE 8 : Évolution des changements d’axe après chirurgie du muscle petit oblique Astigmatisme > à 1 dioptrie.

de 1 à 3 semaines après 3 mois mouvement
Antéroposition
9° ex 21° ex excyclo
19° ex 6° ex incyclo
7° ex 13° ex excyclo
8° in excyclo
5° ex 4° in incyclo
16° in 14° in excyclo
Myotomie postérieure
4° in 6° ex excyclo
1° ex 2° ex excyclo
16° in 7° ex excyclo
12° ex 11° ex incyclo
1° ex 4° ex excyclo
1° in 1° in -
2° in 4° ex excyclo

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(Dernière mise à jour de cette page le 28/05/2006)