ARTHUR LINKSZ (1900 - 1988)


Philippe LANTHONY
(Paris)

L’éminent ophtalmologiste que fut Arthur Linksz vient de s’éteindre à l’age de 87 ans. Arthur Linksz était surtout connu comme physiologiste de la vision, tant pour l’optique que pour la vision binoculaire ou le sens chromatique. Mais il était bien plus que cela penseur, artiste, philosophe; sa personnalité unique déborde de toutes parts l’ophtalmologie.

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Vie d’Arthur Linksz en Europe
Arthur Linksz est né le 23juin 1900 à Galgoc, petite ville du sud de l’actuelle Tchécoslovaquie, qui faisait alors partie de l’empire d’Autriche - Hongrie. Il était donc théoriquement né slovaque (et curieusement, ce fait fortuit le servira à deux reprises au cours de sa vie) mais sa famille appartenait en fait à la minorité juive de la Hongrie toute proche, le nom de "Linksz" étant la forme hongroise du nom "Links" allemand, naguère porté par ses ancêtres.

C’est en Hongrie, dans cette province située au sud du Danube et à l’ouest de Budapest, qu’il passe toute sa jeunesse, dont les détails nous sont connus grâce au charmant et émouvant livre de souvenirs qu’il écrivit à la fin de sa vie. Son père était un rabbin, exigeant sur les pratiques religieuses, et conservateur en politique; et cela n’alla pas sans frictions avec le jeune Arthur, agnostique, socialiste et poète, comme en témoignent maintes anecdotes qu’il raconte avec humour et tendresse, témoignant, en somme, de l’habituelle discordance entre les générations.

En 1919, à la chute de l’empire austro-hongrois, se produisit en Hongrie la révolution communiste de Bela Kun. Le jeune Linksz s’y engage plus ou moins, mais cette première expérience de la dictature du prolétariat en Hongrie fut éphémère, et, à sa chute, Linksz jugea prudent de s’exiler en Tchécoslovaquie chose aisée puisqu’il y était né et considéré comme slovaque, bien que ne parlant guère la langue du pays. Curieusement, ceci va décider de sa carrière il commence à Prague ses études de médecine, et en seconde année y suit les cours du fameux physiologiste Armin von Tschermak. Les leçons de celui-ci sur la physiologie de l’œil sont pour le jeune Linksz une véritable révélation, et il décide d’y consacrer sa vie scientifique, Tschermak lui faisant publier ses premiers travaux.

Il poursuit ses études médicales en Allemagne, pays qui l’attire depuis toujours (l’allemand était sa deuxième langue maternelle) obtenant à Kiel en 1925 son diplôme médical allemand qu’il complète par un diplôme hongrois à Budapest en 1928; ce travail portait sur l’influence du sympathique sur le tonus oculaire, et les travaux qu’il effectue et publie à cette époque sont en fait surtout axés sur cette partit de la physiologie oculaire, plus encore que sur la vision (ce qui ne manque pas de surprendre quand on connaît surtout son œuvre de physiologie visuelle sensorielle publiée ensuite aux Etats-Unis). Il retourne ensuite en Allemagne, et, à sa grande satisfaction, arrive à obtenir à Munich un poste d’assistant à l’hôpital, il rêve alors d’une carrière médicale et universitaire en Allemagne, espérant obtenir sa naturalisation. Mais, nous sommes en 1931, et un journal dénonce le scandale de ce juif hongrois qui occupe un poste hospitalier, privant ainsi de pain un ophtalmologiste allemand. Il doit donc rentrer à Budapest, à son grand regret (et cependant, comme il le dira plus tard, "cela m’a sauvé la vie"), et y exerce à titre privé et hospitalier jusqu’en 1938.

Mais, à l’entrée des nazis en Autriche, Linksz et sa femme décident de s’exiler aux Etats-Unis. Pour la seconde fois, sa soi-disant origine tchèque lui rend service et lui permet de partir presque aussitôt, alors que sa femme ne pourra le rejoindre que quelques mois plus tard. Il passe par la France et y publie même au passage son seul article en français dans les "Annales d’oculistique" sur les rapports entre le tonus oculaire et la tension artérielle (1). Il arrive aux U.S.A. début 1939, mais ses parents, restés en Hongrie, ne le rejoindront pas. Tous deux périrent à Auschwitz.

Vie d’Arthur Linksz en Amérique
Aux Etats-Unis, après les examens et stages médicaux d’usage, Arthur Linksz entre au Dartmouth College de Hanover (New Hampshire) où il restera 4 ans. Il y rencontre notamment Bielschowsky, Ames, Burian et Lancaster. Naturalisé américain en 1944, il s’installe à New York où il exercera en privé (soignant entre autres Bela Bartok qu’il avait déjà connu à Budapest) et au Manhattan Eye Hospital de 1945 à 1983; en même temps, il poursuit une carrière d’enseignement comme professeur à l’Université et au Collège de Médecine de New York, ainsi qu’aux fameux cours Lancaster.

Ses premières publications aux Etats-Unis sur l’optique, comme sa remarquable explication sur l’astigmatisme (2), ou sur la vision binoculaire (3), commencent à le faire connaître, mais c’est la parution de sa magistrale "Physiology of the Eye" (Tome I, Optics, 1950, (4); Tome II, Vision, 1952 (5)) qui lui confère enfin, à 52 ans, autorité et notoriété, nationale et internationale. Il n’est guère facile de résumer en quelques mots cet ouvrage monumental. Le premier volume est une explication, rigoureuse et didactique en même temps, de l’optique géométrique utile pour l’ophtalmologiste. Lancaster, juge sévère en la matière, en disait: "Si vous pensez y avoir trouvé une erreur, relisez plus attentivement, et vous verrez que vous avez tort et que c’est Linksz qui a raison". Quant au volume sur la vision, parmi toutes les données qu’il discute, la plus importante est certainement son analyse de la perception visuelle de l’espace (ou plutôt, comme il y insiste justement, des relations spatiales entre les objets visuels) et la claire distinction qu’il souligne entre le monde objectif des stimuli physiques et le monde subjectif, phénoménal, de la perception visuelle. Certes, la notion philosophique même n’est pas nouvelle, mais aucun physiologiste ne l’avait aussi nettement exprimée, dans un langage directement applicable à l’ophtalmologie, et en particulier à la strabologie, en des aphorismes mémorables : la projection visuelle est une absurdité séduisante, les directions visuelles n’existant pas, il vaut mieux oublier l’œil cyclope, l’horoptère longitudinal n’a pas d’existence.

Linksz est élu membre de la très fermée Société Américaine d’Ophtalmologie en 1954, après la présentation de sa remarquable analyse du concept d’horoptère (6), et son activité scientifique sera honorée par diverses distinctions telle le Jackson Memorial Lecture en 1958 où il développe un de ses sujets de prédilection : l’aniséïconie (8). Ses multiples publications sont toujours des réflexions approfondies où l’observation clinique courante débouche sur des conclusions théoriques : "A mon point de vue", dit-il un jour, "les résultats expérimentaux ne sont intéressants que dans la mesure ou ils démontrent une sorte de loi biologique"; ainsi en est-il dans ses articles d’optique physiologique, dans ses études du problème des fausses torsions (7) ou de la physiopathologie de l’amblyopie (9, 10), de la pathologie de la vision chromatique (13), de la terminologie du strabisme (lors du congrès de l’International Strabismological Association à Giessen, (12)), ou des "Réflexions d’un non-strabologiste sur la motilité oculaire et la physiopathologie de la vision binoculaire" (14) comme dit le titre qu’il a choisi. Mais, ce sont surtout les quatre livres qui s’ajoutent aux deux tomes de sa "Physiology of the eye" qui lui permettent de développer pleinement ses conceptions originales : "An essay on color vision", 1964 (11), "On writing, reading and dyslexia", 1973 (15), "An ophtalmologist looks at arts", 1980 (16) et son autobiographie publiée en hongrois, en 1977, puis en anglais en 1986 sous le titre "Fighting the third death" (17). Il convient donc de dire un mot de chacun de ces ouvrages.

"An essay on color vision" est essentiellement une minutieuse analyse des bases physiologiques sur lesquelles sont fondés les principaux tests d’examen clinique de la vision des couleurs. Nulle part on ne peut mieux comprendre les principes sur lesquels est établi le Farnsworth 100-Hue. La technique d’utilisation de l’anomaloscope de Nagel est devenue, telle qu’il la décrite, une méthode standard. Il n’est donc pas étonnant que ce livre soit déjà, selon le mot d’Alpar, un classique de la question.

"On writing, reading and dyslexia" est, comme le dit Linksz lui-même, "l’histoire d’un amour de 30 ans entre un immigré et la langue anglaise". En fait, le multilinguisme lui était familier depuis l’enfance : "Pour un juif dans l’ancienne Autriche-Hongrie," raconte-t-il, "il était naturel de grandir dans une véritable Babel... Mon père parlait l’allemand à la maison, hongrois avec les autorités, slovaque à la bonne et à l’homme qui coupait le bois, et enfin hébreu au Seigneur". Son livre n’est donc pas seulement une étude de la dyslexie, mais du langage lui-même, en particulier du langage écrit : d’où ses comparaisons entre les caractères latin, hébreu, arabe et chinois; ses considérations sur les idéogrammes et ses études concernant la dominance cérébrale, la latéralité manuelle et oculaire, et leur influence sur l'art : il note par exemple qu’on peut distinguer un dessinateur droitier d’un gaucher d’après le sens de ses hachures pour représenter les ombres et relie la lecture d’un tableau à la façon de lire l’écriture.

Ce goût pour l’art, et en particulier pour la peinture, se développe plus complètement dans le livre qui va suivre.

"An ophthalmoioglst looks at art". Depuis sa jeunesse, Linksz était attiré par les Beaux Arts, et il raconte dans ses souvenirs ses visites au musée de Budapest et sa prédilection de toujours pour Durer et Rembrandt. Il n’oublie pas de mentionner qu’en route pour l’exil en 1939, il passa au Louvre voir la Victoire de Samothrace et la Sainte Famille de Léonard, et qu’il donna à son fils le second prénom de "Vincent’ en mémoire de Van Gogh. Il truffait son enseignement de physiologie visuelle d’exemples artistiques, estimant comme il le dit "que les artistes connaissent depuis longtemps beaucoup de choses sur l’œil et la vision que, nous autres physiologistes, n’avons découvert que bien plus tard". Et Jampolsky raconte que beaucoup d’élèves lui restent reconnaissants d’avoir fait d’eux des ophtalmologistes "avec un œil pour l’art". Son livre même, comme l’indique le titre, est celui d’un expert en optique physiologique et en perception visuelle. Il ne manque pas, au passage, de régler son compte à l’absurde légende de l’astigmatisme du Greco; mais le plus original et le plus fascinant du livre est sûrement la longue discussion sur les problèmes de l’autoportrait, de la droite et de la gauche dans la peinture, qu’il s’agisse de latéralité manuelle ou de composition du tableau.

Son autobiographie "Fighting the third death" est d’abord une remémoration de son enfance et de sa jeunesse en Hongrie. Les évènements d’alors nous semblent évidemment bien lointains, mais le livre de Linksz est bien plus qu’un livre de souvenirs, c’est une méditation d’un inoubliable accent, mi-freudien, mi-proustien, sur la mémoire et le temps. La "troisième mort" dont parle le titre est l’oubli dans le souvenir des hommes, et le livre est écrit pour empêcher cet oubli.

Durant toutes ces années en Amérique, Linksz revint à plusieurs reprises en Europe. Il revit son cher Budapest pour la première fois en 1959, vingt ans après l’exil, et sa dernière visite fut pour Berne et Paris en 1979. Il n’alla jamais en lsraël et parle dans son livre de souvenirs de sa peur superstitieuse depuis l’enfance d’avoir le destin de Jehuda Halevi, mort en route pour la Terre Promise. Atteint de maladie de Parkinson vers la fin de sa vie, sa santé déclina peu à peu. Il est décédé le 19 mars 1988 à New York, laissant sa femme Julia, deux fils James et David, médecin, et des petits enfants.

Situation d’Arthur LInksz
La personnalité d’Arthur Linksz est unique dans l’ophtalmologie parce qu’il n’est pas d’abord un ophtalmologiste. "Ce n’est pas parce que j’étais ophtalmologiste que j’ai tourné secondairement mon attention vers la vision" explique-t-il, "c’est mon intérêt primordial et philosophique pour l’épistémologie, pour le problème de la connaissance, qui me transforma d’étudiant en théologie frustré en heureux physiologiste de la vision". Il est bien significatif que le premier état de son livre de physiologie fut conçu en 1935, dans le cadre d’un travail multidisciplinaire, consacré à "la conception du monde ("Weltanschauung") de notre époque", et que Linksz ait choisi comme sujet "le rôle des organes sensoriels dans notre conception du monde". Il n’est pas moins frappant que l’œuvre écrite qu’il nous laisse comporte non seulement des articles et des livres de physiologie visuelle, mais aussi des ouvrages sur le langage, sur les arts, sur la mémoire et le temps. C’est que pour Arthur Linksz, l’étude de ces problèmes n’était pas le passe temps d’un dilettant éclectique; l’écriture, la peinture appartiennent au domaine visuel et sont en somme des applications concrètes de ce que nous apprend la physiologie plus élémentaire sur la perception des formes, des couleurs, de l’espace visuel, et contribuent à notre connaissance du monde par le moyen de la vision.

La démarche d’Arthur Linksz est donc avant tout théorique et philosophique. A la phrase classique "à quoi bon les plus belles théories si elles ne reposent pas sur des faits?", il rétorque "mais à quoi bon les faits si on ne peut les intégrer dans une théorie d’ensemble qui les fait comprendre et les explique?". Au cours d’une telle démarche, on ne s’étonne pas de le voir citer Saint Augustin et Kant, Berkeley ou Lao-Tsé; mais le privilège de Linksz par rapport aux purs philosophes est d’avoir aussi une connaissance parfaite et concrète de la science visuelle, depuis Helmholtz et Hering, jusqu’à la psychologie expérimentale de Ames et aux conceptions neurologiques de Schilder, et de s’appuyer bien entendu sur son vécu quotidien et personnel de l’ophtalmologie et de la physiologie.

Ses dons pour l’enseignement ont été vite reconnus et appréciés de tous ceux qui eurent la chance d’être ses élèves directs, mais la hauteur de ses conceptions et de ses vues a aussi été unanimement perçus : "fascinante construction intellectuelle" disait Burian, et Jampolsky: "ce géant intellectuel perçoit de son point de vue panoramique ce que d’autres ne peuvent ni percevoir, ni synthétiser, ni expliquer". Et nous devons être reconnaissants à Arthur Linksz d’avoir su si bien montrer ce çue peut être l’ophtalmologie abordée par un esprit d’un humanisme supérieur.

Ouvrages et articles de Linksz cités dans ce texte
(1) A. LINKSZ, J. RASKO - Des relations entre la tension artérielle générale et rétinienne et le tonus intraoculaire. An.Oculist., 1939, 176: 747-751
(2) A. LINKSZ - Determination of axis and amount of astigmatic error by rotation of trial cylinder. Arch. Ophthal. 1942, 28: 632-651
(3) A. LINKSZ. - Objectives of orthoptic examination and treatment. Am.J. Ophthalm. 1943, 26: 552-558
(4) A. LINKSZ - Physiology of the eye, Vol.1, Optics. Grune & Stratton, New York, 1950
(5) A. LINKSZ - Physiology of the eye, Vol.2, Vision. Grune & Stratton, New York, 1952
(6) A. LINKSZ - The horopter: an analysis. Trans. Am.Ophthalm.Soc. 1954, 52 877-946
(7) A. LINKSZ - Ocular axis and meridians during oblique oculo-rotations: a contribution to the problem of so-called false torsion. Arch. Ophthalm., 1956, 55: 380-396
(8) A. LINKSZ - Aniseikonia with notes on the Jackson-Lancaster controversy. Am.J.Ophthalm.1959, 48: 441-462
(9) A. LINKSZ - Pathophysiology of amblyopia. J.Pediat. Ophthalm. 1964, 1:19-25
(10) A. LINKSZ - Theory of pleoptics. lnt.Ophthalm.Clin. 1961, 1: 747-785
(11) A. LINKSZ- An essay on color vision. Grune & Stratton, New York, 1964
(12) A. LINKSZ- Report on the deliberations of working group I (Terminology, Standardization of the language communication). In: ARRUGA A. Ed. Strabismus Symposium Giessen, Karger, Basel, 1968, 267-283
(13) A. LINKSZ - Reflections, old and new, concerning acquired defects of color vision. Surv.Ophthalm. 1973,17 : 229-240
(14) A. LINKSZ - Thoughts of a nonstrabologist on ocular motility and the pathophysiology of binocular vision. ln: FERRER O.M. Ed."Ocular Motility", int.Ophthalmo.Clin. 1971, 11, n.4, 1-22
(15) A. LINKSZ - On writing, reading and dyslexia. Grune & Stratton, NewYork, 1973
(16) A. LINKSZ- An ophthalmologist looks at art. Smith-Kettiewell ,Eye Research Foundation, San Francisco, 1980
(17) A. LINKSZ - Fighting the third death. Julia F. Linksz, New York, 1986.


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(Dernière mise à jour de cette page le 28/05/2006)