SYNDROME DE L’ŒIL LOURD
Anisométropie myopique


Jean-Bernard WEISS
(Paris)

Le syndrome de l'œil lourd est caractérisé par l’association d’une anisométropie myopique et d’un strabisme vertical, l’œil le plus myope étant toujours le plus bas.

Le plus souvent, l’anisométropie est supérieure à quatre dioptries, que l’œil le moins amétrope soit emmétrope (plan et - 7.00) ou myope (- 4.00 et - 10.00).

L’ ANISOMÉTROPIE FACTEUR DÉCLENCHANT DU STRABISME
L’anisométropie est un des facteurs déclenchant du strabisme; mais elle ne suffit pas à elle seule à provoquer un strabisme.

Dans le cas d’une anisométropie myopique, la différence de réfraction qui existe dès la naissance est un obstacle au développement de la fusion binoculaire bifovéolaire, car les images rétiniennes des deux yeux ne peuvent être nettes simultanément. Dans le meilleur des cas, la fusion binoculaire est limitée au champ périphérique; cette fusion périphérique, fragile, suffit souvent à maintenir un certain parallélisme des axes visuels, en l’absence de toute correction optique, et ceci jusqu’à un âge avancé.

ANISOMÉTROPIE ET AMBLYOPIE
Dans la plupart des cas, l’anisométropie myopique est associée à une amblyopie de l’œil le plus myope. On peut distinguer trois composantes à cette amblyopie.

L’amblyopie fonctionnelle anisométropique pure est une amblyopie induite par l’absence de netteté de l’image formée sur la rétine de l’œil le plus myope. C’est une amblyopie fonctionnelle, dont la guérison partielle est relativement aisée à condition que la correction optique soit donnée suffisamment tôt et que la myopie de l’œil amblyope ne soit pas trop importante.

L’amblyopie fonctionnelle strabique est beaucoup plus profonde car il existe alors un phénomène actif de suppression, comme dans l’amblyopie fonctionnelle du plus banal des strabismes convergents; le plus souvent le strabisme associé est convergent. Mais la profondeur de l’amblyopie ne semble pas dépendre de l’importance de la déviation. L’amblyopie est d’autant plus profonde que le strabisme associé à l’anisométropie myopique a été précoce. C’est dire que ces amblyopies ont un très mauvais pronostic.

L’amblyopie organique est probable quand la myopie de l’œil amblyope atteint ou dépasse 15 dioptries; il existe alors des lésions organiques au niveau de la choriorétine et/ou du nerf optique.

PROBLÈMES LIÉS À LA CORRECTION OPTIQUE DE L'ANISOMÉTROPIE
Sauf cas exceptionnel, en cas d’anisométropie myopique, l’anisométropie est de type axile. C’est à dire que l’œil le plus myope est plus allongé que son congénère.

La correction optique de l’anisométropie myopique est obtenue soit par lunettes, soit par lentilles de contact. Faute d’une expérience personnelle suffisante, nous écarterons de cette étude la correction chirurgicale par kératotomie radiaire, kératomileusis ou implant négatif de chambre antérieure.

Chacun de ces deux modes de correction présente des inconvénients, qui sont reportés dans le tableau suivant:

Lentilles de contact

Verres de lunettes

Aniseïconie

Anisophorie

Coût:

Esthétique

Tableau 1 :  inconvénients des deux modes de correction

Aniséïconie
La correction par lentilles augmente l’aniséïconie; en effet l’anisométropie myopique, due à une différence de longueur entre les deux yeux, est de type essentiellement axile. Pour un même objet, l’image rétinienne de l’œil le plus myope est agrandie. Une lentille de contact ne modifie que très légèrement la taille de l’image rétinienne tandis qu’un verre de lunettes concave réduit fortement cette taille, et diminue donc l’aniséïconie.

Il faut cependant relativiser ces faits qui ne sont vérifiés que pour la partie centrale de l’image rétinienne; en périphérie l’aniséïconie diminue considérablement.

D’autre part chez de tels sujets, la fusion binoculaire est fragile et la neutralisation diminue les troubles subjectifs que devrait entraîner une telle aniséïconie.

Enfin, si la correction optique est donnée dans les premières années de la vie, une adaptation sensorielle se développe et le sujet peut acquérir une bonne vision binoculaire malgré cette différence de taille entre les deux images rétiniennes.

Anisophorie
La correction par verres de lunettes d’une anisométropie provoque une anisophorie. En effet un verre concave agit comme un verre prismatique à arête pupillaire, et entraîne donc un effet prismatique variable suivant la direction du regard.(figure 1).

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Figure 1 :. Un verre concave agit comme un prisme à arête interne. Le schéma de l’œil correspondant est agrandi.

L’examen coordimétrique met en évidence ce phénomène, avec un agrandissement du schéma de l’œil le plus myope (figure 2).

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Figure 2 : Anisophorie induite par la correction par verres de lunettes d’une anisométropie myopique de l’œil gauche. Le schéma de l’œil gauche est le plus grand.

On serait donc en droit de penser que cette anisophorie secondaire à la correction optique constituerait un obstacle majeur à la tolérance d’une telle correction. En fait, quand la correction est donnée précocement, une adaptation motrice, progressive, diminue cette anisophorie; peu à peu les mouvements de l’œil le plus myope sont moins amples que ceux de son congénère.

L’anisophorie créée par la correction par verre de lunettes est compensée par une anisophorie induite. Cette anisophorie induite, d’ailleurs réversible, est le témoin indirect d’une bonne binocularité (figures 3 et 4).

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Figure 3 : Même sujet que le précédent. Examen pratiqué 6 mois après la prescription des verres. Examen pratiqué avec verres. L’anisophorie a disparu.

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Figure 4 : Même sujet que le précédent. Examen pratiqué 6 mois après la prescription des verres. Examen pratiqué sans verres. L’anisophorie s’est inversée. Le schéma de l’œil le moins myope est agrandi. C’est le reflet de l’anisophorie induite.

Lunetterie
La correction de l’anisométropie myopique par verres de lunettes classiques pose plusieurs problèmes.

La correction est très inesthétique, entraînant un aspect asymétrique du visage. Cette asymétrie peut être diminuée en prescrivant des verres spéciaux, en particulier des verres lenticulaires. Par contre, en cas de buphtalmie unilatérale, la taille apparente de l’œil le plus gros peut être réduite.

La différence d’épaisseur, et donc de poids, des deux verres provoque une instabilité de la monture. Le verre le plus négatif tend à être plus bas, ce qui induit, pour ce coté, un effet prismatique à base supérieure qui est favorable, puisqu’il corrige l’hypotropie de l’œil le plus myope.

En général, on choisira donc des montures acceptant des verres de petits diamètres, d’où un gain de poids et surtout une apparence plus esthétique.

ÉVOLUTION DE L'ÉTAT BINOCULAIRE
Souvent, même en l’absence de toute correction, la vision binoculaire persiste tout au long de la vie, sans qu’il n’apparaisse de déviation notable. Et malgré l’existence d’une amblyopie fonctionnelle, la fusion périphérique est suffisante pour maintenir la rectitude approximative des yeux. Mieux encore, il persiste une vision stéréoscopique que l’on peut mettre en évidence par un test stéréoscopique pragmatique, tel le test des deux crayons de Lang.

Dans d’autre cas, alors qu’il n’y avait pas de strabisme évident quand le sujet était jeune, peu à peu va s’installer un strabisme, avec, dans tous les cas, une hypotropie progressive de l’œil le plus myope.

Parfois apparaît un strabisme divergent progressif, d’abord intermittent, puis de plus en plus accentué et fréquent. C’est un strabisme d’abandon qui s’accompagne d’une aggravation de l’amblyopie.

Plus rarement survient un strabisme convergent progressif, analogue à celui des sujets présentant une myopie forte bilatérale, et souvent compliqué d’une diplopie. L’inextensibilité du muscle droit interne en serait la cause.

Enfin, dans certains cas, la décompensation est brutale, avec l’apparition d’un strabisme convergent et d’une diplopie. Cela peut survenir en particulier à l’occasion d’un changement de verres; dans ce cas, il faut incriminer le changement du centrage des verres plus que l’augmentation de la correction myopique.

Un décentrement temporal des verres qui induit un effet prismatique à base nasale, est favorable aux myopes exophoriques, mais gêne un myope ésophorique.

TRAITEMENTS
En dehors d’une intervention chirurgicale à visée réfractive (kératotomie radiaire, extraction du cristallin, implant négatif de chambre antérieure ou kératomileusis), on peut envisager 4 ordres de traitement : la correction optique, le traitement de l’amblyopie, la rééducation orthoptique et la correction chirurgicale de la déviation.

Correction optique
Comme nous l’avons vu, les deux modes de correction, lentilles ou lunettes, ont des inconvénients; le choix du type de correction dépendra de l’âge du patient.

Pour un enfant, il est de très loin préférable de prescrire des lunettes, car l’équipement en lentilles est plus délicat, plus onéreux et moins bien supporté. La première réfraction se révèle presque toujours inexacte, comme si l’œil réagissait à cette première correction. On s’efforcera de donner d’emblée la correction totale.

À l’inverse, pour un adulte, la première prescription expose à des troubles fonctionnels si elle est totale. Mais une sous-correction systématique expose à des changements de verres fréquents si l’on veut obtenir un bon résultat.

Avant de modifier une correction bien acceptée, il est bon de vérifier le centrage des verres et de noter une éventuelle correction prismatique. Pour cela les centres optiques des verres seront pointés en utilisant soit le marqueur du frontofocomètre, soit un stylo à pointe de feutre. On mesurera l’écart interpupillaire (E.I.P.) et la distance des centres optiques (D.C.O.) des deux verres.

Si la D.C.O. est supérieure à 1’E.I.P., la correction induit un effet prismatique à base nasale, favorable aux exophoriques. Si la D.C.O. est inférieure à l'E.I.P., (décentrement nasal), l’effet prismatique est à base temporale, favorisant les ésophoriques. Reste à déterminer si le patient est ésophorique ou exophorique. On notera aussi s’il existe un décentrement vertical des verres.

Verres négatifs

Décentrement

Nasal

Temporal

Favorise

Esophorie

Exophorie

La relation entre décentrement et effet prismatique est simple :

Puissance en dioptries S.

X Décentrement en cm

Puissance on dioptries P.

10 dioptries Sp.

7 mm

7 dioptries P.

8 dioptries Sp.

4 mm

3,2 dioptries P.

Il est préférable d’excentrer au maximum le verre de l’œil le plus myope, car un trop fort décentrement du verre du meilleur œil risque de gêner le patient en introduisant des aberrations optiques notables.

Pour prescrire une correction prismatique verticale, on se fiera plus aux essais subjectifs qu’à la mesure de la déviation verticale. Pour cela on demande au patient si l’adjonction d’un prisme à base supérieure devant l’œil le plus myope l’améliore. On fera ces essais avec les prismes de la boite d’essai et non pas avec des prismes "press-on" qui réduisent la vision. Certains patients sont nettement améliorés par un prisme de faible valeur; on pourra alors, sans risque, incorporer ce prisme dans la prescription finale, soit par décentrement vertical, vers le bas, du verre le plus négatif, soit par prescription d’un prisme à base supérieure.

Traitement de l’amblyopie
Avant de traiter une amblyopie associée à une anisométropie, il faut faire la part des trois types d’amblyopie.

Amblyopie par anisométropie
C’est une amblyopie par non usage; le plus souvent il n’y a pas de strabisme. Si un strabisme est associé, c’est un strabisme secondaire, tardif.

Ce type d’amblyopie est de bon pronostic. La guérison sera d’autant meilleure que le traitement est précoce, mais de spectaculaires récupérations de l’acuité visuelle peuvent survenir à tout âge, avec souvent une bonne acuité stéréoscopique.

Le traitement consiste à donner la correction la plus exacte possible; on peut adjoindre une occlusion à temps partiel et des exercices spécifiques pour amblyopes. On peut aussi faire pratiquer des exercices de déneutralisation, avec des lunettes rouge-vert. Tous ces exercices se feront à domicile.

L’occlusion permanente est à éviter car on risque de déclencher un strabisme, ce que ne pardonneraient pas les parents de l’enfant.

Amblyopie strabique
Dans de tels cas, l’amblyopie s’accompagne d’une suppression intense; le strabisme est très précoce, qu’il soit convergent ou divergent. Et l’œil amblyope n’a probablement été que très peu utilisé dans les premiers mois de la vie.

Ces amblyopies sont très profondes et ne cèdent qu’à des occlusions permanentes prolongées pendant longtemps. Le traitement de consolidation, qui fait suite à l’occlusion permanente, doit être très précis et être prolongé sur une longue période, sous peine d’une rechute de l’amblyopie.

L’amblyopie organique
Elle n’est pas traitable. Mais il faut toujours penser qu’une amblyopie fonctionnelle peut lui être associée, et donc qu’un traitement adéquat peut sinon guérir, tout au moins diminuer celle amblyopie.

Traitements orthoptiques
Chez de tels patients, la fusion périphérique est bonne; une rééducation trop centrale risque de provoquer une diplopie.

Il faut être très prudent à l’égard de la rééducation orthoptique classique; en particulier on évitera le travail dans l’espace avec les verres de Bagolini ainsi que les exercices avec les tests fovéolaires du synoptophore.

On peut faire pratiquer des exercices de déneutralisatlon, en utilisant des lunettes vert-rouge et des cahiers d’exercices spécifiques. On peut aussi développer les amplitudes de fusion en utilisant les stéréogrammes habituels.

Traitement chirurgical
Dans la majorité des cas, c’est un strabisme horizontal, convergent ou divergent, qui amène à opérer. Lors de cette chirurgie, il faut tenir compte de la fréquence d’une déviation verticale associée et de la minceur de la sclère de l’œil le plus myope.

Si la déviation verticale est notable, on pourra reculer le droit inférieur de l’œil le plus myope. Le geste est simple et donne de bons résultats; mais il faut quand même prévoir un agrandissement de la fente palpébrale, avec abaissement de la paupière inférieure. Une petite canthoraphie externe compensera ce léger défaut. Si la déviation verticale est majeure, il faut associer un affaiblissement du grand oblique de l’œil le plus myope.

La minceur de la sclère des yeux très myopes est un argument supplémentaire pour pratiquer dans de tels cas des reculs par anse au talon.


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(Dernière mise à jour de cette page le 28/05/2006)