HISTOIRE DU STRABISME
CONCEPTIONS PATHOGÉNIQUES ET TRAITEMENT, AVANT LÈRE CHIRURGICALE
La plupart des traités dophtalmologie, évoquant lhistoire du strabisme, situent le début de son traitement aux premières tentatives chirurgicales, effectuées vers 1840. Il est toutefois évident quun défaut aussi apparent que le strabisme navait pas échappé aux observateurs antérieurs. Les tentatives de traitement, ainsi que les explications pathogéniques, sont très anciennes.
Ambroise PARÉ (1517 ? - 1590), traitant du strabisme dans son ouvrage "Des moyens et artifices dadjouster ce qui défaut naturellement ou par accident" rappelle que, dès le VIIème siècle, Paul dEGINE avait préconisé, pour le traitement du strabisme de lenfant, le port dun masque totalement opaque, ne laissant que deux orifices centraux, situés en face de chaque pupille. Ambroise PARÉ reprend, à son tour, ce traitement :
"Il advient souvent aux petits enfants une maladie dite Strabismus qui est une distorsion contrainte, avec inégalité de la veuë, ce que nous appelons en français louche ou bigle. Le plus souvent, telle maladie advient pour avoir mal situé le berceau de lenfant, soit de nuit, soit de jour, le mettant à costé de la lueur qui fait que, pour voir ladite lueur, il est contraint de retourner ses yeux à costé dicelle, estant toujours désireux de la regarder ou bien pour ce que la nourrice est louche, qui fait que lenfant la contrefait. Or posons le cas que quelque petit enfant fust louche, ayant la veuë torse, ou par le vice de la nourrice, ou autrement Paul Aeginette, livre 3, chap.22, nous a laissé un moyen propre pour y remédier et redresser la veuë, lequel na esté pratiqué daucun de nostre temps, que jaye pu sçavoir cest quil veut que lon fasse un faux visage en forme de masque, lequel doit estre si bien proportionné et accomodé sur le visage de lenfant, quil ne le blesse aucunement et toutefois il faut quil soit si juste, que le jour ny puisse entrer par les entre-deux, craignant que ledit enfant ne tournast sa veuë vers le jour. Tel faux visage ou masque aura seulement deux petits trous droits au milieu de lil à fin que le jour y puisse reluire ce qui sera cause que lenfant nappercevant autre lumière et clarté que par les trous, il tiendra sa veuë tousjours fichée en cest endroit, de sorte que lil saccoustumera à demeurer droit et arresté, reprenant une nouvelle habitude, et laissant celle quil avait acquise regardant de costé. Ledit faux visage sera fait de matière la plus légère quon pourra, et ne doit couvrir le visage plus bas que le nez, laissant la bouche à descouvert, à fin que lenfant puisse à toutes heures téter ou manger attendu quil doit demeurer continuellement sur son visage. Pour lequel tenir plus commodément, il sera attaché par derrière de la teste avec quatre petites attaches, deux de chaque costé.
Masque d'Ambroise Paré
Au lieu de ce masque, on pourra pareillement user de bésicles faites de corne, que l on adaptera sur du cuir, et seront posées sur les yeux au milieu y aura un petit trou, par lequel lenfant pourra voir, et addresser sa veuë".
Lunettes d'Ambroise Paré
Il est permis de reconnaître dans ces essais de traitement, sinon une anticipation, du moins une ébauche des occlusions en secteurs, en honneur ces dernières années.
Lexistence dans le strabisme dun facteur musculaire et dun facteur sensoriel nous apparaît comme une notion relativement récente. Elle n 1avait cependant pas échappé aux anciens auteurs.
Jacques GUILLEMEAU, chirurgien ordinaire du Roy, a publié à Rouen en 1649 les "Oeuvres de Chirurgie", ouvrage dans lequel un important chapitre est consacré à lophtalmologie. Il dénombre 113 maladies de lil, parmi lesquelles "lil louche" ou "strahismos" quil définit ainsi "Cest une distorsion contrainte, avec inégalité de la vue, ou convulsion des muscle qui meuvent lil". Le double facteur, sensoriel et musculaire, est déjà apparent dans cette définition.
Maistre François THEVENIN, chirurgien ordinaire du Roy, a fait paraître à Paris, en 1668, un Traité des Opérations de Chirurgie et un Dictionnaire étymologique des mots grecs servant à la médecine. Ses uvres sont recueillies par Maistre Guillaume PARTHON, chirurgien-oculiste du Roy. Notre lointain collègue ophtalmologiste devait avoir une grande renommée, puisque DROUET, avocat au Parlement, lui a dédié les vers suivants
Sans yeux, que serait-ce de nous?
Que serait-ce des yeux sans vous ?
THEVENIN définit le strabisme comme "une convulsion de quelques muscle de lil, lorsque, faisant tourner lil, on regarde de travers".
Il ressort de ces textes que si, dès le XVIIème siècle, il est fait allusion à une "inégalité de vue" dans le strabisme, cest cependant à un élément essentiellement musculaire quétait attribué le strabisme.
Un siècle plus tard, de SAINT-YVES, chirurgien-oculiste de Saint-Came, devait soutenir cette pathogénie avec fermeté, dans son Nouveau Traité des Maladies des Yeux (1767) :
"Il y a des sentiments différents, parmi les auteurs, touchant les louches Les uns prétendent que la cause de cette difformité est un vice de la cornée transparente, qui est trop voûtée ou placée obliquement. Dautres veulent que ce soit un défaut du cristallin, mais ils se trompent tous ; car elle ne dépend que dun vice des muscles, comme je vais le faire voir".
Cette pathogénie musculaire était dautant mieux acceptée que lanatomie des muscles oculaires et 1eur mode daction étaient parfaitement connus. Les insertions et les trajets musculaires, laction des muscles droits et des muscles obliques sont décrits, dans les traités de cette époque, avec exactitude et précision. Nous pouvons simplement regretter quaient été abandonnés les qualificatifs très évocateurs par lesquels GUILLEMEAU désignait les muscles de lil les muscles droit supérieur, droit inférieur, droit interne et droit externe étaient respectivement dénommés le Superbe, lHumble, le Beuveur lorgueilleux, et les deux obliques étaient appelés, dune façon attendrissante le Grand Amoureux et le Petit Amoureux.
Les connaissances de physiologie étaient remarquables. Deux siècles avant SHERRINGTON, GUILLEMEAU avait décrit la loi de linnervation réciproque.Que dit SHERRINGTON ? "Quand lagoniste se contracte, lantagoniste se relache, et inversement". Or, dès 1649, GUILLEMEAU écrit "Le strabisme est une résolution de certains muscles de lil, avec contraction de leurs contraires et antagonistes ; car toutes et quantes fois quen une partie il y a des muscles opposites, égaux en nombre, grandeur et force, sil survient paralisie des uns, la convulsion survient aux autres qui sont opposites".
La loi de linnervation réciproque est ainsi admirablement décrite, et ce ne serait pas faire preuve dun nationalisme excessif que de revendiquer pour GUILLEMEAU la paternité de la loi de SHERRINGTON.
Le strabisme étant considéré, à cette époque, comme une déficience essentiellement musculaire, le traitement consistera à faire travailler les muscles oculaires pour les inciter à diriger leur regard dans la bonne direction. Le masque dAmbroise PARÉ répond à ce but : il sera repris, durant plus de deux siècles, par tous les auteurs, avec quelques variantes. GUILLEMEAU conseille de suspendre, sur le berceau de lenfant, un objet rouge placé du côté Opposé à la déviation, afin dattirer le regard de lenfant.
De SAINT-YVES préconise, chez lenfant plus âgé, des exercices devant un miroir, "en sorte que chaque il regarde précisément la prunelle de celui qui lui correspond dans le miroir". Mais, surtout, de SAINT-YVES fait une critique très pertinente du masque dAmbroise PARÉ, faisant remarquer que si lil fixateur dirige effectivement son regard à travers lorifice central, lautre il continue à dévier sous le masque, rendant illusoire laction de lorifice central situé devant le deuxième il. Aussi a-t-il inventé une "espèce de nez de masque qui doit couvrir une partie de lil qui louche, ou des deux, lorsquils louchent tous deux. Il ne doit sétendre sur les yeux que jusquaux prunelles, en sorte quil les laisse entièrement découvertes".
Cette description permet de considérer de SAINT-YVES comme linventeur de locclusion en secteurs; ce mode de traitement, à nouveau en honneur, a donc une ancienneté de plus de deux siècles.
DESHAIS-GENDRON, Professeur et Démonstrateur royal pour les maladies des yeux aux Ecoles de Chirurgie, publie, en 1770, un traité des Maladies des Yeux, en deux volumes. Dans le chapitre consacré au strabisme, il reprend quelquefois, en des termes identiques, les données avancées par de SAINT-YVES trois ans auparavant. Là aussi, nous découvrons que le fait de recopier les phrases entières dun travail antérieur ne constitue pas un phénomène uniquement contemporain. Il est toutefois équitable de reconnaître que DESHAIS-GENDRON ) pratiquant, un des premiers, locclusion alternée, accorde à BUFFON la paternité Je cette méthode. "Si les deux yeux sont louches, écrit-il, on en bouchera un pendant huit jours, et lautre après, pendant huit autres jours; le moyen a été proposé par différentes personnes entrautres par M. BUFFON qui a guéri un grand nombre denfants et quelques adultes".
UNDERWOOD, membre du Collège Royal de Médecine de Londres, étudie longuement le strabisme dans son Traité des Maladies des Enfants, traduit en français en 1786. Il expose ainsi sa méthode de rééducation "Quant aux enfants plus âgés, on leur mettra un bandeau autour de la tète, garni de deux verres très diaphanes, et placés de manière que lenfant ne puisse rien voir quen portant lil du coté opposé à celui où il se porte habituellement. Je ne crois pas devoir ajouter que lenfant ne doit quitter ces verres que quand le regard est devenu droit". Il corrige ainsi "lobliquité de laction musculaire qui nest pas encore confirmée". Il expose, par anticipation, et avec une grande clarté, la méthode de locclusion par secteurs.
Cest limmense mérite de BUFFON davoir montré limportance des phénomènes sensoriels dans le strabisme.
Tous les traités dophtalmologie, toutes les questions de C.E.S. rappellent que BUFFON a été le premier à préconiser, en cas damblyopie unilatérale, locclusion permanente du bon il pour améliorer la vision de lil le plus faible. Il a ainsi établi lexistence de lamblyopie fonctionnelle et posé le principe de son traitement.
Mais sa contribution à la compréhension du strabisme a été infiniment plus importante. Ses travaux, publiés en 1743 dans un Mémoire à lAcadémie des Sciences, repris dans ses uvres complètes au chapitre "Du sens de la vue" méritent dêtre lus intégralement ; ils constituent une prémonition extraordinaire de la strabologie moderne. Aucune des données actuelles ne lui avait échappé.
Sil ne prononce pas le mot daniséikonie, il a cependant compris que la fusion dimages inégales nétait pas possible. Il expose clairement un phénomène auquel JAVAL donnera, en 1865, le nom de "répulsion des images" et BIELSCHOWSKY, en 1900, celui de "horror fusionis". Les phénomènes de la correspondance rétinienne ne lui ont pas échappé, et il en prononce même le nom "toutes les fois que deux images tombent sur les points correspondants des deux rétines, sur lesquelles elles ont coutume de tomber, nous jugeons les objets simples mais dès que lune ou lautre image tombe sur un autre point, nous les jugeons doubles
BUFFON, certes, ignorait la correspondance rétinienne anormale. Mais il eu la prescience de comprendre quen dehors de tels cas, le sujet strabique n avait quune vision monoculaire, quelles que fussent les conditions sensorielles de chaque il. "Il suit encore évidemment de tout ce que nous avons dit que les louches ne voient jamais que dun il".
La plupart des données de la strabologie moderne sont présentes dans luvre de BUFFON. Il décrit le strabisme alternant "Il y a des personnes qui, sans être louches des deux yeux à la fois, sont alternativement quelquefois louches de lun et ensuite de lautre il". Il utilise lépreuve de lécran "faites placer la personne louche à un beau jour, vis-à-vis une fenêtre; présentez à ses yeux un petit objet, comme une plume à écrire, et dites lui de le regarder ; examinez ses yeux., vous reconnaîtrez aisément lil qui est dirigé vers lobjet ; couvrez cet il avec la main, et, sur le champ la personne qui croyait voir des deux yeux, sera fort étonnée de ne plus voir la plume, et elle sera obligée de redresser son autre il et de le diriger vers cet objet pour lapercevoir". BUFFON déduit de cette constatation lintégrité de lappareil musculaire de lil dévié.
Chose plus surprenante, BUFFON a posé, avec deux siècles davance, le principe de la pénalisation et en a précisé la technique "Le seul remède qui me parait raisonnable à proposer en cas dinégalité de force des yeux, écrit-il, serait de raccourcir la vue de lil le plus fort ; on y parviendrait peut-être en commençant par couvrir le bon il pendant quelques temps, afin de rendre au mauvais il la direction et toute la force que le défaut dhabitude à sen servir peut lui avoir ôtée ; et ensuite, en faisant porter des lunettes dont le verre opposé au mauvais il sera plan, et le verre du bon il serait convexe insensiblement, cet il perdrait de sa force, et serait par conséquent moins en état dagir indépendamment de lautre". A part quelques améliorations techniques, nous ne faisons guère autre chose aujourdhui.
BUFFON a également analysé, avec une grande finesse dobservation, lalternance loin / près dans les cas danisométropie. Dans de tels cas, "pour regarder les objets éloignés les personnes se servaient de 1il le plus fort, et lautre il tournait vers le nez ou vers les tempes, et pour regarder les objets trop voisins, comme des caractères dimpression à une petite distance, ou des objets brillants, comme la lumière dune chandelle, elles se servent de 1il le plus faible, et 1autre se tournait vers 1un ou lautre des angles".
A la lecture de tels passages, lophtalmologiste de 1980 demeure confondu dadmiration après plus de deux siècles, les constatations de BUFFON peuvent être reprises, presque mot pour mot. Ses observations se sont révélées exactes elles sont exposées dans un langage sobre et un style scientifique encore inhabituel à cette époque.
Si, dune façon légitime, JAVAL est considéré comme le grand initiateur de la strabologie moderne, il est équitable den reconnaître en BUFFON le précurseur.
Lesquisse historique à laquelle nous venons de procéder comporte une leçon de modestie. La strabologie est devenue aujourdhui une spécialité dans notre discipline : les ophtalmologistes qui sy consacrent ne doivent pas perdre de vue que beaucoup de leurs constatations actuelles avaient déjà été parfaitement établies par nos lointains devanciers.
Paul MARX in "L'ophtalmologie des origines à nos jours". Tome 3. 1981
(Dernière mise à jour de cette page le 03/06/2006)