EN GUISE DE PRÉFACE
Dans le premier fascicule du "Journal Français d'Orthoptique", R. HUGONNIER, rédigeant la préface, rendait hommage "à l'esprit de L: E. JAVAL sans qui l'orthoptique n'existerait pas".
Pour répondre à l'honneur gui m'est fait de préfacer le fascicule du premier Anniversaire décennal de ce Journal, je voudrais, tout en confirmant notre fidélité commune à l'esprit de JAVAL, rendre hommage à un français qui, bien que disparu, compte encore parmi les auteurs contemporains et à qui l'orthoptie française doit son existence actuelle: Edward HARTMANN.
C'est incontestablement HARTMANN qui, à Lariboisière, a créé le premier centre français de traitements orthoptiques.
On peut, certes, rappeler des initiatives antérieures. En particulier celle de RÉMY de Dijon qui, voyageant avec son diploscope sous le bras, et faisant, sur le quai de toutes les gares d'arrêt, des démonstrations enthousiastes et folkloriques sur des strabiques traqués dans le train, avait abouti à Paris pour animer, dans le quartier de la Bastille, un petit centre d'exercices diploscopiques. Ce centre était dirigé par des personnes de bonne volonté et de toutes formations, y compris des ecclésiastiques; les cartons diploscopigues de RÉMY prirent un moment la place des cartons stéréoscopiques de JAVAL pour les rares ophtalmologistes qui, à l'époque, s'intéressaient à l'éducation de la vision binoculaire.
Manifestement le traitement orthoptique dans sa conception moderne, c'est-à-dire sans refus systématique de l'acte opératoire, mais le plus souvent en préparation et en complément à celui-ci, avec des méthodes développées de l'École anglo-américaine et servies par des techniciennes de formation appropriée, c'est à Lariboisière sous l'impulsion de HARTMANN et sous la direction de Madame BRAUN-VALLON, qu'il prit naissance en France.
Je puis porter témoignage de l'oeuvre considérable entreprise par HARTMANN pour établir l'orthoptie en France. Un soir qu'il m'avait invité à dîner, 2, avenue Ingres, tout à fait en privé, me détaillant durant la soirée la documentation qu'il avait rassemblée et me la remettant dans un volumineux dossier, il me dit : "Tout est prêt, mais je n'arrive à rien au Ministère de la Santé qui ne veut pas s'en occuper. Attendu que vous avez des entrées au Ministère de l'Éducation Nationale essayez donc d'intéresser ce Ministère à la question, puisqu'aussi bien il faut commencer par une formation officielle de techniciennes d'orthoptie avant de leur préparer un statut d'exercice professionnel".
Me recevant avec beaucoup de compréhension, le Directeur des Programmes et Examens au Ministère de l'Éducation Nationale, m'a déclaré: "Dans l'Enseignement Supérieur, ce n'est pas l'application qui nous importe, mais le principe de l'étude scientifique d'un sujet; le jour où on nous démontrera la possibilité d'une recherche scientifique directe sur le sol de la Lune nous pourrons créer un certificat de géologie lunaire !".
On connaît la suite : sur la Lune, imprévu de nous, "le premier petit pas" de Neil A. ARMSTRONG... ; en France, la programmation d'un certificat d'orthoptie, rattaché (bien que les postulantes n'aient pas eu, à l'époque, l'obligation du baccalauréat) non pas à l'Enseignement Technique mais à l'Enseignement Supérieur, en dépendance étroite des Chaires d'Ophtalmologie; ensuite la proclamation d'une Loi instituant la profession d'orthoptiste, en même temps que celle d'orthophoniste.
En vérité cette Loi première désignait les auxiliaires pour l'orthoptie sous le nom "d'aides-orthoptistes". C'était une concession faite au Syndicat des Oculistes Français, car ce dernier était massivement opposé à la création de ces auxiliaires : un référendum auquel avaient répondu 65,4 % des membres du Syndicat avait révélé 89,2 % d'opposants à cette création. Il a fallu une seconde Loi, plusieurs années après, pour effacer la disparité de titre, injuste pour les orthoptistes françaises, par rapport à leurs collègues étrangères, et par rapport à leurs homologues orthophonistes.
Mais il faut bien avouer que, sur le plan des principes, les ophtalmologistes n'avaient pas tort de s'inquiéter a priori de l'apparition d'auxiliaires qu'on pouvait craindre devoir être plus ou moins médicalement collaborantes. C'était l'époque, où fourmillaient beaucoup de marginaux de la médecine et même de vulgaires escrocs qui faisaient faire, quelque peu en souvenir de la méthode de Bates, des exercices de " gymnastique visuelle ". Il me revient un fait significatif qui, m'a donné le courage, malgré la désapprobation parfois violente de certains, de poursuivre mes démarches au Ministère de l'Education Nationale en vue d'une formation scientifique officielle d'auxiliaires pour l'orthoptie. Un jour j'ai reçu en consultation à Nancy une fillette strabique et amblyope d'un oeil, présentée par son père, P.D.G. d'une très importante entreprise nationale. Ce père m'a déclaré qu'on n'obtenait chez sa fille aucun résultat malgré les exercices de "gymnastique visuelle" entrepris par une dame résidant à Paris dans le quartier de la Muette. Quand j'ai demandé des précisions sur le type d'exercices, le père m'a expliqué le plus sérieusement possible - et sans aucun esprit critique, alors que sa haute fonction supposait une formation scientifique de niveau élevé - que l'enfant devait regarder, tournant au centre de la table du living de la dame, une grosse boule de cristal sur laquelle se réfléchissait, grâce à des facettes, des milliers d'étoiles.
Aujourd'hui, près d'un quart de siècle après ces débuts orageux de la profession d'orthoptiste en France, on doit constater que les Orthoptistes ont fait leur place en parfaite harmonie avec les ophtalmologistes.
Sans doute, pour expliquer cette harmonie, intervient le fait que les orthoptistes ont une formation universitaire, les assimilant à des étudiants d'un cycle médical particulier, avec un programme officiel d'études qui a été tiré de la volumineuse documentation rassemblée par HARTMANN sur les enseignements existants dans les écoles étrangères. Soit dit entre parenthèses, ce programme mériterait, comme on l'a déjà envisagé, d'être revu après avoir servi tant d'années; surtout que je dois avouer qu'il a dû être repris in extremis, pour un découpage en 3 années d'études, travail pour lequel je n'ai disposé que d'une seule nuit, le Bulletin Officiel étant sous presse. Du moins, cette publication, même imparfaite, a-t-elle permis de démarrer l'enseignement de l'orthoptie à l'Université.
Mais si une heureuse harmonie règne aujourd'hui entre ophtalmologistes et orthoptistes c'est aussi, et beaucoup, en raison de l'activité de "l'Association des Orthoptistes Françaises". Il n'y a qu'à parcourir son organe de publication, "le Journal Français d'Orthoptique" pour se rendre compte combien les orthoptistes ont été accueillantes, à l'image de la charmante Secrétaire de Rédaction, Madame A. P. RAVAULT, pour les communications des ophtalmologistes.
II en est résulté pour cette publication un niveau scientifique de valeur reconnue et, le ton étant donné, on peut être assuré que le "Journal Français d'Orthoptique" augmentera encore dans la seconde décade de sa vie le rayonnement international qu'il a acquis dans la première.
Professeur Ch. THOMAS
Nancy, le 20 décembre 1977