PRISMES ET HÉTÉROPHORIES
Intérêt de la prismation horizontale de faible puissance dans 1'hétérophorie
symptomatique
Vincent PARIS
(Marche en Famene)
Introduction
À côté de lutilisation classique des prismes dans les déséquilibres
oculomoteurs accompagnés de diplopie, Weiss et collaborateurs (7) ont constaté que dans
le cas particulier des paralysies congénitales du grand oblique, la prescription de
prismes verticaux de faible puissance (inférieure à 4D) pouvait suffire à rétablir un
équilibre fusionnel au cas où celui-ci serait rompu. Cette prismation un peu
particulière est caractérisée par plusieurs détails passionnants
1) la puissance des prismes était toujours inférieure à 4D cest-à-dire largement inférieure aux déviations verticales qui apparaissaient à ce moment.
2) ce petit prisme suffisait pourtant à rééquilibrer une situation décompensée.
3) ce prisme nentraînait aucun phénomène de surcompensation de la part des sujets qui finissaient dailleurs, pour certains, par pouvoir sen passer.
Ils agissait donc dune prismation de faible puissance, larête du prisme étant placée dans le sens de la déviation, qui permettait aux sujets possédant une large amplitude de fusion de réexploiter ses propres capacités fusionnelles qui venaient dêtre décompensées.
Ces observations de départ mont conduit à réaliser une étude semblable en cherchant à placer des prismes horizontaux chez des patients présentant une ésophorie ou une exophorie.
Matériel et Méthode
Je me suis donc intéressé à la mesure systématique de lhétérophorie de
loin et de près de tous les patients se présentant à une consultation générale
dophtalmologie (5).
Lhétérophorie de loin était mesurée avec un verre strié rouge et la règle de prismes horizontaux.
Lhétérophorie de près était mesurée avec lhétérophoromètre de Maddox.
Cette étude systématique ma vite permis de me rendre compte que les patients qui se plaignaient le plus, présentaient en vision au loin une ésophorie ou une exophorique supérieure à 2D. De près, ils présentaient soit une exophorie supérieure à 6D, soit une ésophorie supérieure à 3D.
Au sein de cette population, les "plus malheureux" étaient les patients qui présentaient un trouble réfractif dont la correction aggravait le déséquilibre phorique sous-jacent. Il sagissait des catégories de patients myopes ésophoriques et de patients hypermétropes exophoriques qui présentaient donc une hétérophorie que lon pourrait qualifier de "contre la règle".
Par défaut et par excès, en fonction des mesures, des réponses subjectives du patient et des résultats obtenus, jai mis au point une méthode simple et reproductible permettant de prescrire une correction prismatique <5D répartie ou non sur les deux yeux pour soulager les patients qui se plaignaient de troubles fusionnels liés à une certaine décompensation de leur capacité déquilibre phorique horizontal.
Règles de prescriptions (8)
1) Pratiquer une réfraction classique.
2) Mesurer lhétérophorie de près et de loin avec la bonne correction.
3) Si, en vision de près avec correction, lexophorie est inférieure à 7 dioptries ou lésophorie inférieure à 4 dioptries : pas de prisme.
4) Si, en vision de près avec correction, lexophorie est supérieure à 6 dioptries ou lésophorie supérieure à 3 dioptries : tester la phorie de loin.
5) Si la phorie de loin est inverse à celle de près : pas de prisme (sauf en cas de troubles importants de près).
6) Si la phorie de loin est normale : prescription prudente (sauf en cas de troubles importants de près).
7) Si elle est de même sens : prescription de prismes inclus dans les verres inférieure à 5D (5D éventuellement en cas de phorie-tropie ou en cas de phorie très importante).
8) Vérifier la réfraction initiale pour exclure tout élément accommodatif éventuellement minoré au départ.
Prescription prismatique: réalisation pratique
1) Placer un prisme de 1 à 2D devant un il puis devant lautre; se
référer aux réponses du patient dans le choix de lil prismé. Cet élément
est capital; les hésitations du patient sont rarissimes.
2) Augmenter la puissance des prismes pour obtenir si possible une orthophorie de loin (se limiter à 4D maximum même si cette orthophorie nest pas obtenue de loin sauf en cas de large hétérophorie où on se fixera sur une prescription maximum de 5D).
3) Toujours essayer subjectivement une prescription asymétrique.
4) Avoir toujours tendance à une légère sous correction prismatique en première prescription (la surcorrection entraîne un rejet demblée, la souscorrection est souvent acceptée par le patient pendant quelques mois et peut être revue après).
5) Revoir le patient après trois à quatre mois après lavoir prévenu quil était possible de pouvoir encore ajuster sa prescription prismatique après adaptation sensorielle (dans ces cas-là, laddition prismatique est toujours limitée à 1 dioptrie).
Remarque. Le prisme prescrit est toujours inclus dans la correction optique. En effet, le procédé de décentrement des verres est peu utilisable en pratique, car il nécessite le plus souvent des décentrements importants afin dobtenir la puissance prismatique souhaitée.
À côté de cette population de 152 patients, j ai étudié à part une population de jeunes patients de moins de 10 ans présentant une exophorie décompensée et chez lesquels jai introduit des prismes à base nasale.
Les résultats sont présentés à part ci-dessous.
Résultats
Les plaintes présentées par ces patients chez qui jai diagnostiqué la
présence dune hétérophorie décompensée, étaient essentiellement au nombre de 6
avec par ordre dimportance:
1. | Les céphalées (fronto-occipitale, rarement pulsatile) | 83 % |
2. | Lasthénopie de près | 75 % |
3. | Les troubles accommodatifs en vision éloignée | 52 % |
4. | Les douleurs lombaires ou de la nuque | 34 % |
5. | Une diplopie | 13,5 % |
6. | Une photophobie | 4,5 % |
Lassociation de ces symptômes à Ihétérophorie décompensée est déjà passionnante en soi et permet de mettre une fois de plus en parallèle les mécanismes qui relient le système accommodatif à celui des vergences et de relier léquilibre postural dun sujet à son environnement visuel spatial quotidien (1).
La diplopie vient en avant-dernier lieu, preuve que les mécanismes de défense de chaque individu pour maintenir son équilibre fusionnel sont formidables, même au prix de symptômes parfois à la limite du tolérable.
Le tableau I reprend en détail les différentes prescriptions prismatiques en fonction des défauts réfractifs rencontrés.
Tableau I : Nombre total de patients :152
En application stricte des règles précises que je viens de définir, jai obtenu une disparition des plaintes dans 76% des cas après une période dadaptation variant entre deux jours et deux mois.
Il est à noter que, même lorsque la période dadaptation se prolongeait, jamais aucun patient ne sest manifesté pour sen étonner, comme sil ressentait lintérêt de cette correction optique particulière qui lui permet, somme toute, de réexploiter petit à petit ses capacités fusionnelles sous-jacentes. Tous les patients de cette étude ont présenté une amélioration très importante de leurs symptômes à lexception de deux cas.
Le premier cas avait vu une amélioration très transitoire à chaque prescription. Ce patient présentait cependant une hétérophorie très importante et a bénéficié dune intervention sous anesthésie de contact qui a pu rééquilibrer lhétérophorie et faire disparaître définitivement les symptômes.
Le second patient est un homme de 65 ans, migraineux depuis lâge de 18 ans, et dont la prescription de prismes na malheureusement pas pu modifier les symptômes céphalagiques dont il se plaignait.
Le ou les prismes sont prescrits demblée après un examen systématique denviron une vingtaine de minutes, pratiqué selon les règles précitées.
La prescription sest faite en un temps dans 94% des cas, en deux temps dans 5% des cas et en trois temps dans 1% des cas.
Il est donc essentiel de noter que les petits prismes nentraînent nullement la nécessité daugmenter la correction prismatique car le principe de ce traitement est tout à fait distinct du principe qui régit dhabitude les prismations totales. Il ne sagit ici que de restaurer un affaiblissement parfois transitoire des capacités fusionnelles du sujet par ladjonction dune faible correction prismatique lui permettant de réexploiter de façon asymptomatique ses capacités fusionnelles.
Cela est tellement vrai que dans 4,5% des cas, jai pu diminuer la correction prismatique, le prisme ayant alors permis au patient de passer un cap fusionnel difficile suite à des conditions particulières et transitoires (traumatisme, grossesse, sollicitation professionnelle, ...).
Le tableau II montre que la prescription a été le plus souvent asymétrique et le tableau III montre que dans plus de la moitié des cas, la correction prismatique est inférieure à 3D.
Tableau II
Tableau III
Le tableau IV montre que la répartition des prescriptions se fait dans toute les catégories dâges, avec une moyenne denviron 28 ans, ce qui constitue une population de patients particulièrement actifs et très souvent sollicités dans le domaine de la fixation prolongée devant des écrans informatiques.
Tableau IV
À la suite de cette étude, deux observations cliniques me paraissent essentielles.
La prescription est souvent asymétrique, sans relation statistiquement significative avec la dominance de fixation.
Il est frappant de constater que les hésitations du patient sont rarissimes quant au choix de lil devant supporter la puissance prismatique la plus forte. Tout se passe comme s il ressentait subjectivement un soulagement immédiat lors du placement dun prisme devant un il plutôt que lautre.
Il ny a aucune proportion entre lintensité des plaintes et le déséquilibre phorique; cela explique limpact surprenant de prismes de 1 à 2D qui constituent la majorité des prescriptions.
On serait tenté de le mettre en parallèle avec les corrections dhypermétropie de certains patients dont les intenses migraines disparaissent du jour au lendemain par la prescription de verres sphériques dune demi dioptrie.
Ce dernier fait est capital car il permet denvisager que le déséquilibre phorique est plus qualitatif que quantitatif Il existe en effet des hétérophories importantes tout à fait asymptomatiques pouvant aller jusquà 20 D. Il existe de petites hétérophories inférieures à 10 D pouvant provoquer des symptômes épouvantables.
Cest dailleurs dans cette dernière catégorie, a fortiori sil sagit dun patient emmétrope, que le danger est grand pour le patient de se voir cataloguer comme malade imaginaire ou psychique.
Il est clair quen labsence dune correction prismatique qui apporte enfin une solution à ce problème, ces patients finissent par souffrir de troubles psychiques sadditionnant à leur symptomatologie ophtalmologique initiale.
En annexe de cette étude, jai étudié une population de 16 enfants de moins de 10 ans qui présentaient tous une exotropie intermittente avec perception normale du test de Lang lorsquelle était compensée.
Le tableau V montre la répartition par âge ainsi que la valeur de la prescription prismatique.
Cas n° | Âge | Prisme |
1 | 1 | 3D + 2D |
2 | 3,5 | 2D + 3D |
3 | 4 | 2D + 2D |
4 | 4 | 2D + 3D |
5 | 4 | 2D + 3D |
6 | 4 | 2D + 3D |
7 | 5 | 2D + 2D |
8 | 5 | 2D + 2D |
9 | 5 | 2D + 3D |
10 | 5 | 2D + 2D |
11 | 5,5 | 2D + 3D |
12 | 8 | 2D + 3D |
13 | 8 | 1D + 1D |
14 | 8 | 2D + 2D |
15 | 9 | 1D + 1D |
16 | 9 | 2D + 3D(*) |
Tableau V
(*) puis 2D + 2D après un an
Le nombre de cas est peu élevé mais certaines constations préliminaires peuvent être avancées :
Cette étude annexe renforce encore le sentiment que les prismes de faible puissance ne font que restaurer les capacités fusionnelles propres de chacun sans développer les amplitudes de fusion ni diminuer la neutralisation, actions qui appartiennent au domaine privilégié de 1'orthoptiste. En cela, loin dêtre une alternative à l'orthoptie, la prismation de faible puissance en est un allié et un complément dautant plus efficace quil est prescrit tôt dans la vie (dès les premiers symptômes).
Commentaires
Cette étude montre que la prismation horizontale de faible puissance répond à des
critères cliniques rigoureux et reproductibles sans lesquels elle naurait aucune
valeur.
Elle rejoint les observations cliniques expérimentales faites par Ogle (3,4), dans les années 50, sur lutilisation des prismes de faible puissance dans les disparités de fixation.
Il sest rendu compte que pour une même déviation phorique, la disparité de fixation était plus marquée en fixation de loin que de près.
Jai constaté (cf. les règles de prescription) que cétait effectivement le déséquilibre en vision de loin qui conditionnait les symptômes.
Ogle a constaté quil y avait deux types de patients ceux chez qui la disparité augmentait avec lhétérophorie et ceux chez qui la disparité était stable malgré laugmentation expérimentale de l'hétérophorie.
Il en déduisait que ces deux types de patients se différenciaient par une capacité très différente à maintenir la fusion en cas de déséquilibre oculomoteur.
Il concluait quune prescription prismatique n était utile que dans la catégorie de ces "fusionnels médiocres" qui sont précisément ceux qui sont symptomatiques.
Il notait enfin que malgré les différences dues à la fatigue ou à la lassitude, lallure générale des courbes dobservations étaient remarquablement reproductibles chez un même patient, ce que jai moi-même constaté.
La disparité de fixation nest pas proportionnelle à lhétérophorie, elle est lexpression spécifique des capacités adaptatives fusionnelles individuelles pour chaque patient.
On retrouve ici la notion de déséquilibre qualitatif que jai cité plus haut.
La lecture des travaux de Ogle, sur les conseils de Bernard Weiss, a constitué pour moi la découverte du "chaînon manquant" de cette étude clinique.
La description dune meilleure vision chez des patients emmétropes corrigés par des prismes, la régulation des troubles accommodatifs, la disparition des céphalées et de certaines douleurs de nuque ou de dos qualifiées de "sine materia" illustrent le lien quotidien entre la vision et la fusion chez les patients prismes.
Conclusion
Les applications de cette méthode de prescription prismatique sont multiples
sélection des patients myopes avant kératotomie (6), correction prismatique de presbytes
exophoriques, prismation précoce en cas dexophorie tropie, prismation oblique en
cas de paralysie du IV associée à une hétérophorie horizontale
Je souligne par ailleurs que ce dernier exemple est le seul où j'utilise des prismations obliques, car ce travail ne se réfère en rien, ni par sa méthode, ni par ses conceptions physiopathologiques, aux travaux réalisés par les posturologues.(2).
Il est cependant frappant de constater que bon nombre dobservations réalisées au cours de ce travail qui a maintenant un recul de plus de quatre ans sont communes et permettent en tout cas daffirmer que le rôle des prismes de faible puissance est essentiel en ophtalmologie.
Je pense quà côté des verres sphériques et toriques qui assurent une bonne vision, beaucoup de patients bénéficient du port de verres prismatiques qui leur procurent une meilleure fusion.
Ce travail est dédié à Bernard Weiss qui men a donné lidée il y a cinq ans.
Bibliographie
1 BERARD PV., BERARD PV. JR, REDDY R. Place de la
proprioception dans la motilité oculaire. Ophtalmologie mondiale, 1988,4, 12-20
2 DA CUNHA H.M., DA SILVA O.A. Le syndrome de déficience posturale. Son
intérêt en ophtalmologie, J. Fr. Ophtalm., 1986,9, 11, 747-755
3 OGLE K.N. Fixation disparity and oculomotor imbalance, Am.
Orthoptic. J., 1958, 8, 21-35
4 OGLE K.N., MUSSEY MA., PRANGEN AD. Fixation disparity and the
fusional processus in binocular single vision, Arn. J. Ophth., 1949, 32, 1069-1087
5 PARIS V., SAYA H. Correction prismatique de lhétérophorie
latente symptomatique, Soc. Opht. de France, 1993, sous presse.
6 SAMBON N., PARIS V. Indication Orthoptique de la kératotomic radiaire
le myope ésophorique, Bull. et Mém. de la Soc. Belge dOpht., 1993, sous
presse.
7 STOPEK E., THIOLLET M-L., WEISS J-B. Superior oblique paresis:
141 cases seen in our orthoptic department. Acta Strabologica, CERES, 1985, 77-86
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(Dernière mise à jour de cette page le 28/05/2006)